51.
Un juste retour des choses
Lorsque la première lame de ses frères s’enfonça dans le coude d’un guerrier noir, Kevin se réveilla en hurlant. Il ressentait la douleur des insectes ! Son tourment dura ainsi plus d’une heure. Lorsque le dernier soldat de l’empereur eut rendu l’âme, ses muscles se détendirent d’un seul coup. En tremblant de tous ses membres, il parvint à s’asseoir sur son lit. Les dernières paroles de Farrell retentirent alors dans son esprit. Le sorcier lui avait fait boire du sang d’insecte et il en restait suffisamment dans ses veines pour le maintenir en contact avec la collectivité !
Kevin se leva avec difficulté. Pour couvrir son corps nu, il enfila la tunique blanche accrochée au mur. Il avisa alors le seau dans lequel le magicien avait détruit toute la substance gluante logée dans son estomac. Farrell ne pouvait plus rien faire pour l’arracher à la sorcellerie d’Asbeth. Tu m’appartiens, Argoth, fit alors la voix du sorcier dans sa tête.
— Non ! cria Kevin en tombant sur ses genoux.
Je t’ai dit que tu ne pourrais jamais m’échapper, poursuivit la voix de corneille dans son crâne. Grâce à toi, je saurai tout ce que font et décident les soldats humains. Ensemble, nous les vaincrons et nous régnerons sur l’univers.
— Jamais je ne servirai l’empereur !
Effrayé, il fouilla du regard la pièce éclairée par les premiers rayons du soleil, mais ne vit aucune arme avec laquelle s’enlever la vie. Il se mit debout et s’approcha de la fenêtre. Elle était trop étroite pour qu’il puisse s’y faufiler et se lancer dans le vide. Il marcha donc jusqu’au trou dans le plancher où l’escalier se trouvait autrefois. Il n’en restait qu’une petite partie en contrebas. Sans réfléchir, il se laissa tomber dans l’ouverture, heurta la première des marches, roula dans les autres et s’écrasa à l’étage inférieur.
Étonné de ne pas s’être cassé tous les os, Kevin claudiqua péniblement vers la porte. Le soleil inondait la cour, forçant le Chevalier à protéger ses yeux avec sa main. L’aile des Chevaliers se trouvant de l’autre côté, il rassembla son courage et s’y rendit en chancelant sur ses jambes. Avant d’atteindre la porte de sa chambre, il entendit un grand cri.
Il reconnut l’énergie de Wanda. Elle était en proie à une atroce douleur. « Pas elle aussi ! » s’alarma le Chevalier en se hâtant tant bien que mal pour lui venir en aide. Lorsqu’il arriva à la chambre qu’elle partageait avec Falcon, il la trouva bondée de servantes et de Chevaliers de son propre groupe. Tous tentaient de la soulager, mais Wanda continuait de se tordre de douleur. Son époux était assis près d’elle et tenait sa main en pleurant.
— Elle perd trop de sang ! s’écria l’une des femmes.
À tour de rôle, ses compagnons promenaient de la lumière sur l’abdomen de la jeune femme avec leurs mains sans parvenir à arrêter l’hémorragie. Kevin projeta alors sa conscience dans le corps endolori de sa sœur d’armes.
Le bébé était en train de tout déchirer dans son ventre. N’écoutant que son courage, il se fraya un chemin jusqu’à Wanda. Il s’agenouilla, illumina ses paumes et ferma les yeux.
— Kevin, arrête ! Tu es contagieux ! protesta Falcon.
Le Chevalier ne l’entendit pas. N’utilisant que ses facultés intuitives, il alla chercher l’enfant à l’intérieur de sa mère, replia ses petits membres et réussit finalement à l’extraire. En tremblant, il le tendit aux sages-femmes qui en restèrent bouche bée. Les bras couverts de sang, Kevin retomba sur ses talons.
— Occupez-vous des blessures internes ! ordonna Falcon en s’emparant de son fils.
Ses compagnons lui obéirent et la nouvelle maman se calma graduellement. Pendant ce temps, son époux passait une main lumineuse sur le nouveau-né pour s’assurer que Kevin ne lui avait pas transmis son mal. Fort heureusement, il ne trouva aucune trace de contamination.
Kevin se redressa à grand-peine. S’il n’avait pas empoisonné le bébé, il risquait par contre d’infecter ses frères d’armes et les servantes. En s’appuyant contre le mur du couloir, il retourna à sa chambre. Ses poignards étaient accrochés au-dessus de sa commode. Il s’empara de la lame la plus longue et s’assit sur son lit. Il n’avait plus la force d’écrire une lettre d’adieu à Wellan, mais il savait que le grand chef comprendrait son geste de désespoir lorsque Farrell lui parlerait de l’emprise qu’exerçait désormais Asbeth sur son esprit.
Il plaça la pointe sur son cœur, ferma les paupières et implora les gardiens du monde des morts de l’accueillir malgré sa lâcheté. Il leur expliqua en pleurant qu’il ne pouvait pas mettre tout l’Ordre en danger. Il remercia ensuite les dieux de lui avoir permis de devenir un Chevalier d’Émeraude, puis il enfonça la dague dans sa chair en étouffant une plainte sourde. Le contact glacial de doigts effilés sur ses mains lui fit ouvrir les yeux. Le fils lumineux de Wellan se penchait sur lui avec compassion.
— Je peux t’aider, affirma l’adolescent.
Kevin lâcha le poignard. Dylan le retira doucement de sa poitrine, puis referma la plaie d’un léger effleurement de l’index.
— Non, laisse-moi mourir, l’implora le Chevalier. Je suis désormais le serviteur de l’empereur et une menace pour mes compagnons d’armes.
— Je sais, mais je peux te débarrasser d’une partie de ce mauvais sort.
Dylan fit jaillir une flamme brillante sur sa paume. Il l’appliqua sur le front de Kevin en prononçant une incantation dans une langue inconnue. Le Chevalier sombra aussitôt dans une bienfaisante inconscience. Le feu, cependant, poursuivit son chemin dans l’éther. Lorsqu’il atteignit finalement sa destination, Asbeth s’écrasa sur le plancher crayeux de son alvéole : le lien entre Kevin et le sorcier était rompu.
* *
*
Une fois la plage nettoyée des cadavres ennemis, Wellan sonda l’océan, les mains sur les hanches. Farrell apparut près de lui et l’assura que les insectes à la crinière soyeuse se trouvaient maintenant très loin du continent. Il allait offrir au grand Chevalier de passer le reste de la journée avec lui au pays des Elfes lorsqu’ils ressentirent tous les deux la détresse de Kevin et de Wanda. Les vortex se matérialisèrent et les Chevaliers convergèrent sur Emeraude en entraînant les Ecuyers dans leur sillage. Laissant leurs chevaux dans la cour, ils s’élancèrent dans leur aile, mais trouvèrent le jeune homme inconscient sur son lit, un poignard près de sa main.
Farrell l’examina sous les regards consternés de ses frères et de ses sœurs d’armes entassés sur le seuil et dans le couloir.
— Il est hors de danger, mais toujours contagieux, annonça-t-il. Il faut l’isoler maintenant et pendant un long moment.
« C’est une sage précaution », pensa Wellan, même s’il était ainsi privé d’un bon combattant. Très inquiets, Nogait et Sage voulurent vérifier eux-mêmes l’état de santé de leur meilleur ami. Le grand chef leur saisit aussitôt les bras pour stopper leur geste.
— Farrell a raison, l’appuya Wellan. Ne le touchez pas.
— Mais contre qui tentait-il de se défendre ? s’énerva Nogait en fixant la dague sur le sol.
— La seule présence que je ressens ici est divine, déclara Sage.
— Quelqu’un l’a empêché de poser un geste regrettable, expliqua Farrell en leur transmettant une puissante vague d’apaisement qui permit à Wellan de les libérer.
— Dylan…, comprit le grand chef.
Il avait une fois de plus sauvé un de ses hommes de la mort.
— Retournez sur la côte pour vérifier que les insectes ne tentent pas de débarquer ailleurs, ordonna-t-il à ses soldats massés devant la porte.
— Que fait-on des chevaux-dragons ? s’enquit Jasson.
— Je n’en sais rien… Peut-être que Kira aura envie de posséder son propre troupeau.
La suggestion fit rire les plus jeunes, tandis que les plus vieux se rappelaient que Hathir, à son arrivée, possédait un lien télépathique avec la collectivité.
— Nous allons lui demander son avis, décida Jasson en faisant signe à son groupe qu’ils repartaient tout de suite.
Un à un, les soldats quittèrent Émeraude pour retourner à leurs postes. Wellan, cependant, s’attarda auprès du soldat inconscient, sans entrer en contact avec lui.
— Il aura besoin de repos, répondit Farrell à sa question silencieuse.
— Je m’en remets à votre jugement.
— Je ne pourrai pas négliger ma classe pendant les longues semaines que nécessitera sa convalescence. Cet homme aura besoin de beaucoup de soins.
— Laissez-moi m’occuper de lui dans ce cas, s’empressa une voix près de la porte.
Wellan et Farrell firent volte-face en même temps. Le Chevalier Maïwen, une jolie Fée aux boucles blondes et aux yeux azurés, n’avait pas suivi son groupe.
— Ce serait trop dangereux, s’opposa aussitôt le grand chef.
— Non, elle a raison, intervint Farrell. Maïwen n’a pas notre constitution. La petite quantité de poison qui circule toujours dans les veines de Kevin ne pourrait pas l’affecter.
Wellan hésita un moment, car il n’aimait pas réduire ses effectifs sur la côte. C’était d’ailleurs la raison pour laquelle il avait décidé de remplacer le groupe de Falcon par celui de Santo.
— Kevin a suffisamment souffert, le pressa la jeune femme. L’isolement le tuerait, c’est certain. Laisse-moi le remettre sur pied.
Le grand Chevalier acquiesça finalement d’un mouvement de la tête.
— Commençons par le laisser dormir, suggéra Farrell en poussant Wellan vers la sortie.
Ce dernier chercha son groupe et le trouva dans le couloir à proximité de la chambre de Falcon et Wanda. Bridgess était au chevet de la jeune femme endormie et tenait dans ses bras un petit bébé.
— Comment est-elle ? voulut savoir le grand Chevalier.
— Elle va mieux, répondit Falcon, blanc comme de la craie. Ni elle ni le bébé n’ont été contaminés par Kevin.
— Et grâce à lui, ils sont vivants tous les deux, ajouta Bridgess à qui l’on venait de raconter toute l’histoire.
Wellan s’approcha et passa une main lumineuse au-dessus de la mère assoupie. Elle était très faible, mais il n’y avait plus de danger. « Voilà un juste retour des choses », pensa le chef. Kevin avait sauvé la vie de la mère et de l’enfant et Dylan l’avait empêché de se suicider.
— As-tu besoin qu’on reste avec toi ? demanda Wellan à Falcon.
— Je te remercie, mais ça ira, affirma le nouveau papa épuisé.
Le grand Chevalier fit un signe à Bridgess qui remit le nouveau-né à son père afin de suivre son groupe qui retournait au pays des Elfes.